Vous trouverez ci-dessous les textes d'un entretien réalisé par email avec Émanuelle Chérel, en vue de l'écriture du texte du catalogue de Bandits-Mages. Il a été réalisé avant la mise en œuvre du projet, il est donc très théorique et certaines idées énnoncées n'ont pas résisté à la réalisation du travail.

Émmanuelle Chérel :

1-La parabole, oreille, réceptrice des messages du monde, détient une fonction particulière dans les quartiers populaires car elle donne accès à d'autres parties du monde et permet de recevoir des nouvelles du pays, elle représente ce lien et finalement, malgré sa banalité, elle symbolise une différence. La semaine dernière un ami sénégalais me racontait que sa mère, en visite en France, avait peur des paraboles car elles signifiaient pour elle l'absence de désir d'intégration. Cette remarque peut sembler anecdotique, mais elle nous mène au cœur du débat sur l'espace public français (au sens politique du terme : la polis). Si la déclaration des droits de l'homme de 1789 marque le refus de toute ségrégation fondée sur la race, la religion, l'origine ethnique, en contrepartie et selon les règles de distinction sphère public / sphère privée qui se sont mises en place au XVIII et XIXe siècles, les étrangers qui choisissent de venir en France doivent épouser ses valeurs reléguant à la vie privée les coutumes de leur pays d'origine, comme leur religion. Le modèle républicain français dans lequel l'état se veut garant de l'égalité individuelle et de la solidarité bâtie sur l'universalisme défend ce concept qui a construit la société nationale en un ensemble intégré de rapports sociaux et de culture éliminant les particularismes. Beaucoup voient encore dans cette distinction sphère publique/ sphère privée, inséparable de la modernité, la seule chance réaliste d'associer l'universalisme du droit et de la raison et le différencialisme des identités particulières. Ce credo prend sa source dans la peur de la fragmentation politique et culturelle et du risque de déstructuration de l'espace public démocratique. Pourtant les ambiguïtés du modèle d'intégration sont connues depuis longtemps, ce modèle en niant les différences, oublie les identités et par là même les individualités. Il est souvent vécu comme une opération violente qui impose des normes, des valeurs qui ne correspondent pas à la réalité des immigrés et qui néglige leur système symbolique de construction du monde. Il conduit au sentiment d'être " étranger à soi-même " décrit par J. Kristeva.

Dans ton projet, la collecte de motifs (la typologie des motifs décoratifs renvoie à des ordres historiques, culturels, sociaux, donc stylistiques) auprès des habitants et la décoration de la surface des antennes paraboliques mettront la structure complexe de la population française. Elles donneront une place à ces identités différentes dans l'espace public, elles les rendront visibles. Ainsi, ta proposition me semble participer à une redéfinition de l'espace public, c'est-à-dire de la distinction sphère publique et privée. L'introduction du personnel (de l'autre) dans l'espace public conduit à une remise en cause indispensable de l'universalisme, même s'il ne s'agit vraisemblablement pas dans ton travail de jouer l'irréductibilité de l'identité individuelle et de l'opposer à la nécessité de l'intégrer à une valeur universelle. Je suppose qu'il s'agit plutôt de montrer la manière dont la subjectivité et la différence ont d'emblée une dimension collective. Elles sont devenues un enjeu éthique et philosophique fondamental dans une société à la fois individualisante (développant le narcissisme) et massifiante. Dès lors, l'introduction d'éléments culturels variés dans l'espace public peut provoquer une prise de conscience critique de l'histoire et de la mémoire collective et à ouvrir l'espace public à de multiples points de vue et d'interprétation, bref à créer un espace de dialogue.

Ta proposition suscite une série de questions : Comment jouer les appartenances sur le mode de l'ouverture ? Que peut signifier le projet de vivre ensemble avec nos différences ? Y a-t-il une position entre universalisme ( existe-t-il un certain nombre de valeurs universelles en soit ou en fait irréductibles à tel ou tel contexte culturel ou historique comme par exemple les droits de l'homme ) et relativisme ? Une communauté différenciée est-elle possible ?

 

2- J'aimerais revenir sur le terme d'embellissement de l'espace public que tu utilises. Un décor est une composition de motifs, une organisation d'éléments, ajoutés à un objet ou à un espace pour l'agrémenter. Sa finalité est la promotion esthétique d'un objet déjà constitué et son caractère non fonctionnel dans la structure même de l'objet. Ce terme de décors renvoie donc à l'ornemental ou au superflu (on refuse l'ornement quant on opte pour une austérité dépouillée par exemple dans un but d'ascèse spirituelle ou pour la nudité rationnelle ou utilitaire, la simplicité, la légèreté des lignes...), mais il peut être aussi une nécessité adéquate. Tu défends l'idée qu'ornementer, garnir, enjoliver, rendre beau l'espace commun est important aujourd'hui. Pourrais-tu préciser ce point ?

 

3- Ta première idée était à Bourges d'intervenir à l'envers (sur la face cachée) des panneaux de signalisation (un système de langage symbolique qui peuple l'espace urbain), finalement tu vas modifier " la face cachée " des paraboles (un instrument de communication). Peut-on considérer que tu souhaites agir à l'encontre de certaines formes de langage ou de communication ?

 

Julien Celdran :

Bonjour, Emmanuelle

Le problème que tu soulèves en projetant les enjeux de mon projet dans la dialectique Universalisme / Relativisme est extrêmement complexe. Je maîtrise assez mal ces concepts de philosophie politique, afin d'éviter d'énoncer trop de banalités, je vais tenter de te répondre à partir d'éléments concrets, plus proches de mon terrain d'investigation.

L'Universalisme est un très beau principe philosophique, mais reste un principe. Il y a un décalage entre son exigence, et son application, se revendiquer de l'universalisme dissimule souvent une certaine hypocrisie et le caractère présomptueux de la culture occidentale. L'universalisme est bien souvent utilisé pour justifier une violence qui en nie les exigences, l'histoire du colonialisme nous le rappelle, la récente guerre d'Iraq aussi. Le débat virulent qui entoure la question du voile des musulmanes nous fournit régulièrement des exemples de cette violence. D'autres cultures peuvent prétendre à l'Universalisme, et sans doute, l'occident gagnerait à en intégrer certaines valeurs fondamentales (l'hospitalité par exemple ou encore la délicatesse).

J'envisage mon projet comme particulièrement actif, dans l'espace public, sur la représentation symbolique, de cultures étrangères autant que de personnes, en somme, des identités.

Partons du principe de séparation entre les sphères publiques et privées, pour le confronter aux pratiques existantes du monde économique. Les entreprises occupent l'espace public, visuellement: enseignes, logos, affiches, véhicules aux couleurs des firmes, etc... On appelle ça la publicité. Le mot est important puisqu'il est le résultat d'un putsch sémantique: le Robert nous dit " Caractère de ce qui est public, n'est pas tenu secret ", or dans le langage courant, ce mot a remplacé le mot réclame. On voit bien qu'on a maintenant deux poids et deux mesures, la publicité est réservée à l'État et au pouvoir économique (qui appartient à la sphère privée) et que ce principe de séparation est invoqué par exemple pour interdire le voile des musulmanes, on prive donc les gens de publicité, on les force au secret.

À présent, il me faut invoquer des exemples qui ont nourri ma réflexion: l'héraldique, le tag, et la gay pride. L'héraldique, et l'usage des blasons ont été bannis à la Révolution française, sous prétexte qu'ils étaient utilisés par les aristocrates. En réalité, chacun, du noble de sang royal au simple paysan, avait le droit d'arborer un blason, un emblème visuel qui représente la spécificité d'une personne et de ses racines. C'est en fait, pour garantir l'unité de la nation que ces emblèmes ont été éradiqués, pour réunir tout le monde, au nom de l'égalité, sous un emblème unique: le drapeau français.

Le tag répond compulsivement à un besoin de publicité confisqué par le pouvoir économique (notamment en faisant payer les espaces d'expression) puis par le pouvoir politique qui pénalise toute intervention visuelle dans l'espace public non soumise a son autorisation. Le tag, vandalisme calligraphié, constitue un parfait contre-pouvoir au logo commercial, et me semble extrêmement pertinent, dans le contexte culturel qui est le nôtre comme pratique picturale, comme signe de révolte.

On pourrait aussi évoquer rapidement l'idée du droit de fenêtre, proposée par l'artiste et architecte viennois Hundertwasser, qui propose de laisser les habitants décorer le tour de leur fenêtres, a leur guise, dans une surface délimitée par la longueur d'un bras.

La "gay pride", littéralement la fierté gay, est une manifestation communautaire visant à donner un caractère public à l'homosexualité. Le succès de cette manifestation tient probablement à ces deux éléments: fierté et public. C'est en accédant à la publicité que les homosexuels parviennent à s'intégrer de mieux en mieux dans le reste de la société, et donc à briser le communautarisme. L'existence d'un emblème gay (le drapeau arc-en-ciel) joue un rôle important dans cet accès à la publicité. Cependant, la nation française est toujours une et indivisible, même si elle comprend des homosexuels.

Le besoin qu'avaient les révolutionnaires français, de nier les spécificités, au profit du plus petit dénominateur commun est moins fort aujourd'hui, la Nation est constituée, l'unité du territoire n'est que faiblement contestée, et la violence de la négation des particularités n'est plus nécessaire, dès lors qu'on a convenu d'une loi commune. Il est à présent possible de s'enrichir de la diversité qui compose notre société, lui donner un caractère public me semble être une nécessité. Il est d'autant plus urgent de reconnaître qu'une communauté se constitue de personnes (et non d'individus, éléments indifférenciés de la masse totalitaire), au regard de la négation qui en est faite par l'économie industrialisée, précisément.

Comment échanger si on ne sait rien de l'autre ? Comment aller vers quelqu'un si on ne lui connaît aucune qualité ? Comment recevoir si on ne sait pas ce que l'autre propose ? Comment intégrer un inconnu ? Ainsi en accédant à la publicité, en arborant ce qu'on est, on n'entame pas l'unité d'un groupe mais on la favorise, en permettant l'échange, en brisant le secret et par là le communautarisme.

Je conçois mon travail en fonction de données contextuelles et aussi d'éléments symboliques qui relèvent du champ idéologique ou plus largement de systèmes de valeurs. La décoration transporte un certain nombre de valeurs, le choix du motif avec l'habitant est soumis a un accord restreignant mon intervention à la pose d'un motif, excluant particulièrement tout texte, symbole national, religieux ou logo commercial.

Je fais le pari (car la démarche demeure expérimentale) que le motif décoratif et le support que je lui choisis, transmettront suffisamment de sens.

La décoration est une pratique répandue dans de très nombreuses cultures et peu constituer un élément commun trans-culturel, une forme de valeur d'échange. C'est une pratique inoffensive, considérée comme futile, assez féminine, généralement acceptée comme une manifestation de la beauté et donc perçue comme positive. Ces éléments me permettent d'évoluer comme artiste sans susciter d'opposition (en théorie en tout cas), de me faire accepter a la fois des habitants d'un quartier où je suis étranger, et des différents pouvoirs susceptibles de bloquer mon travail.

Ensuite, les motifs renvoient effectivement à des ordres, historiques, culturels et sociaux, ils sont donc a deux pas de passer à une fonction emblématique, sans pourtant la remplire vraiment. La décoration est un véhicule de sens formidable car elle transporte énormément de choses et pourtant n'impose rien, on peut toujours la voir pour ce qu'elle est a minima: un embellissement. Le décoratif est d'ailleurs couramment considérée comme vide ("bof, c'est décoratif" entend-t-on dans les galeries d'art).

Enfin, par le labeur qu'elle demande, la décoration est un signe de richesse (on dit " richement orné "), un signe de sophistication aussi. Le quartier où le projet va prendre place est un quartier pauvre, ce que souligne l'esthétique moderniste de l'architecture en y bannissant l'ornement (ce point mériterait de plus longs développements). Il est néanmoins riche de la diversité des cultures millénaires dont les habitants sont les héritiers, il s'agit de faire des motifs décoratifs, des signes extérieurs de richesse, à partager (bien sur) (là il me semble avoir répondu à ta question sur l'appartenance et l'ouverture). C'est aussi pour cette raison que la décoration est une solution potentielle au " problème " des paraboles. Problème officiellement esthétique, mais qui officieusement relève du symbolique, les paraboles, dans les grands ensembles sont un signe de la présence d'immigrés, donc de pauvreté et cristallisent à la fois le mal du pays, et la peur du refus de l'intégration.

Pour préciser un peu ma réponse à ta question sur l'embellissement, je dirais que vu le contexte la beauté n'est pas une notion embarrassante. On n'est pas dans le contexte des critères bourgeois de l'art, critères que les artistes ont dû battre en brèche pour se ménager un peu plus de liberté au sein de l'ordre de domination qui les contrôle. Dans le cas de ce projet, faire quelque chose de beau est une forme de politesse, une forme de cadeau à l'ensemble des habitants, c'est aussi un choix stratégique qui me permet de mettre le doigt indirectement sur des problèmes plus sensibles et plus importants.

S'il est un langage à l'encontre duquel je souhaite travailler, c'est celui constitué par les réseaux des signes de domination symbolique, qui, selon Bourdieu, s'impose grâce et a l'insu de ceux qu'ils dominent. Les débusquer et les mettre à jour constitue une forme de neutralisation de cette domination. Par exemple, dans le cas des paraboles, les commentaires incessants sur le caractère inesthétique de ces antennes, les tentatives, les envies d'interdiction de ces objets, pour des prétextes souvent fallacieux, sont des processus de domination symbolique. Changer le rapport à ces objets, ou au moins le tenter, est un geste visant à diminuer la force de cette violence. Ce que la parabole cristallise dans l'imaginaire collectif m'importe plus que ca fonction réelle, d'objet de réception.

Concernant les panneaux, c'est surtout la neutralité de l'espace qui m'intéressait, les dos des panneaux, présents dans le paysage urbain, souvent inoccupés me permettait d'intervenir sans empiéter sur le territoire de qui que ce soit, par souci de non-violence (symbolique, encore une fois, puisque l'art quant on n'y prend garde peut constituer une forme de domination). Ils permettaient aussi une bonne dissémination dans le quartier. Les panneaux auraient éventuellement pu aussi, par osmose, aider les motifs à accéder au statut de signe. En tous les cas, il n'était pas question de commenter la nature de ces signes, en revanche, certaines de mes pièces précédentes l'ont fait.

J'aimerais terminer en insistant sur le caractère expérimental de ce travail, les ambitions qu'il se donne, les buts que je poursuis ne seront pas forcément atteints. Je ne sais pas encore comment le projet peut être accueilli, ce que les gens vont me proposer comme motif (et là ce sont des problématiques liées au goût qui risquent d'émerger), si les objets réalisés peuvent prétendre à une représentativité, d'une personne, d'un foyer, d'une culture, comment les non-participants réagiront, si un motif n'est pas trop réduit pour transporter ce que je souhaite qu'il transporte, si une communauté différenciée est possible...

On dit que l'enfer est pavé de bonnes intentions...

 

Emmanuelle Chérel :

Il me semble important de nous arrêter encore un certain moment sur la notion d'espace public car je crois que la notion d'oeuvre in situ nécessite aujourd'hui d'être élargie. Je considère que ta proposition contient les traits de son lieu d'apparition c'est à dire du site dans laquelle est implantée . Le lieu comme espace physique (cadre spatio-temporel, environnement matériel) et surtout comme cadre socio-culturel, comme espace de vie sociale constitue le champ de l'oeuvre et lui fournit une partie de sa matière. La pièce prélève ainsi des signes dans le réel et se réalise dans un rapport de contiguité avec le réel. Son site est à la fois un espace materiel spécifique et un espace conceptuel qui dépasse le site physique : l'espace public.Ceci est d'autant plus interessant que beaucoup d'interventions artistiques dans l'espace urbain me semblent naives car elles oublient sa dimension politique. Pour préciser certaines de tes remarques, j'ai envie d'avoir recours à la pensée d'Habermas. Selon Jürgen Habermas, qui est le précurseur de la notion d' espace public, la sphère publique est celle de "l'utilité publique", le lieu où les personnes privées s'organisent en public. "Lieu d'exercice de l'opinion publique", elle est un espace de critique et de raison qui n'est ni celui de l'intimité privée, ni celui de la puissance publique. L'espace public est alors cet entre-deux qui se forme dans une dilatation du privé et dans un rapport de résistance au pouvoir politique. Selon cette règle, la sphère publique assure le dépassement des interets individuels ou des groupes, elle est le lieu du débat démocratique. Elle est consubtsantielle à la formation de la démocratie. A la création de l'état moderne, l'opinion publique en tant que publicité des actes, des débats, apparait avec la société marchande, du fait que l'économie devient affaire politique, lieu de communication et d'information. Habermas rajoute que la sphère publique de l'état moderne est liée à l'essor de la bourgeoisie qui revendiqua pour faire front à l'autorité monarchique une sphére publique reglementée par le pouvoir et lui permettant de discuter des règles. Il rajoute que les concepts d'opinion publique et de souveraineté du peuple, inhérents à la démocratie, sont une fiction du droit constitutionnel puisqu'ils supposent au préalable que l'espace public soit ouvert à tous. cela signifie que l'espace public n'aurait aucune qualité particulière. Or cet espace théorique n'existe pas. La sphère publique est en réalité orientée politiquement, elle est l'organe grace auquel la société bourgeoise fait valoir un pouvoir d'état qui répond à ses propres besoins ; les lois de l'état devant correspondre plus ou moins aux lois du marché. Dans cette perspective, cet espace de publicité est refusé à certains (voir aussi W.Benjamin). Il me semble que ton projet à bourges travaille à un élargissement culturel et social de l'espace public. Il dévoile par la même son idéologie et cherche lui à substituer quelque chose d'autre. L'ouverture de l'espace public (ou la mise en oeuvre de la démocratie) aux autres (immigrès, par exemple) remet inévitablement en question en partie les lois communes ou, en tous cas, elle les discute. Finalement l'enjeu de la démocratie aujourd'hui n'est il pas d'accepter l'existence d'un espace public de conflictualité qui permette de construire ensemble et contradictoirement d'autres possibles ? La coexistence de signes culturels variés que tu vas installer dans l'espace public ne met-elle pas en valeur l'existence des différences sans les gommer mais plutot en les confrontant les unes aux autres ? N'invite-t-elle pas le passant à dépasser l'idée que ces motifs forment une mosaique ou les groupes et les différentes communautés linguitiques culturelles sont simplement juxtaposés (une telle conception est tributaire d'une vision statique de la culture, pratiquée par des groupes humains et méconnait les interactions entre individus, groupes et communautés). Je suppose cela sans avoir vu ta proposition (or le travail numérique des motifs va être vraissemblablement déterminant quant à la lecture de ton signe).

Cela me conduit à te demander de préciser la notion de trans-culturel que tu as utilisée et qui me parait participer au mythe de l'universalisme puisqu'elle désigne quelque chose qui dépasse les frontières et les diffèrences, quelque chose audelà des contextes.C'est intéressant mais c'est toujours difficile de définir ce qui nous réunirait tous. Nombreux sont ceux qui ont démontré, par exemple, que les critères définissant la beauté sont relatifs à des groupes culturels et sociaux ...et peut être qu'il serait important d'accepter la pluralité de la beauté, "l'étrangeté"de certains gouts ou le gout des autres (la notion d'embellissement des paraboles à travers leur décoration est alors particulièrement riche car elle contient ces tensions et contradictions). D'après tes textes, ton projet ne me semble pas adhèrer non plus à la vision de ceux qui identifient la multiculturalité à l'idée de melting pot ou les diverses cultures se seraient fondues dans un espace de culture cosmopolite, ce qui ne rend pas justice aux situations pluriculturelles ou chaque individu reste de fait structuré par ses apppartenances identitaires malgré de multiples emprunts à d'autres cultures. Le multiculturalisme met en cause au contraire des réalités différentes, des intérets divergents voire opposés. Autrement dit ton travail suggère-t-il l'image d'un espace public qui admet le conflit interne social, culturel ou politique comme principe de fonctionnement ? (vaste question mais qui doit être posée).

Enfin, pour finir deux choses : d'abord un point que tu soulignes (et qui est essentiel) l'ornement est en effet un élèment étranger à ces quartiers populaires qui sont des mauvaises réalisations des théories architecturales modernes, il s'oppose à une pensée rationnelle, fonctionnelle, positiviste, moderniste.Ta proposition me semble défendre les idées postmodernes de critique du mythe de l'originalité (supprimer la barrière entre le "grand art" et la culture populaire, revendiquer un signe artistique complexe et symbolique voir la notion de texte de barthes).

 

Enfin, ton projet sera découvert par les passants au cours de leurs déplacements (métaphore du mouvement de la pensée et aussi moment de perception spécifique). Le passant ne peut avoir une vision intégrale c'est à lui de faire mentalement des liens, d' associer les synecdotes que sont ces motifs différents. Peut être que nous devrions nous aussi nous attarder plus sur ce point

 

Julien Celdran :

Je vais commencer par reprendre un terme que tu utilises à plusieurs reprises et qui est celui de conflictualité comme principe de fonctionnement de l'espace public. Je suis d'accord avec l'idée que tu défends, en somme, une forme de fonctionnement acceptant le discensus, voir qui s'y appuie. Cependant ce terme de conflictualité me gène et je lui préfère celui de dialogue. Le dialogue n'exclut pas le discensus mais autorise une pluralité de points de vues, coexistants, je pense que mon travail va plutôt dans ce sens.

Ceci me permet de rappeler que les échanges interculturels ne datent pas d'hier, via le commerce notamment, mais aussi les guerres et les conquêtes, les différentes cultures se sont rencontrées et ne sont pas totalement étrangères les unes aux autres. Lorsqu'on échangeait, de l'occident à la chine, des tissus, des céramiques, on reconnaissait la qualité des biens étrangers. C'est pour ça que j'utilise les termes « trans-culturel » ou de « caractère commun du décoratif ». Je ne crois pas que cela induise pour autant une vision universaliste.

Tu parles d'une notion élargie d'in situ, personnellement j'utiliserai le mot contextuel, simplement parce que c'est du français. L'art contextuel est une pratique ancienne et je n'ai rien inventé à cet égard, néanmoins j'y suis particulièrement attaché, parce que je crois que c'est un excellent moyen de produire un art actif sur le monde, et sur des gens qui ne s'intéressent pas forcément à l'art. Travailler contextuellement c'est travailler dans les choses.

Revenons à présent au contexte de l'intervention de Bourges, son contexte esthétique en particulier. Les quartiers se composent de grands ensembles qui, comme tu le dis très bien, sont de mauvaises réalisations des théories architecturales modernes. Après avoir vécu à Bruxelles, où la diversité est inscrite dans les murs, cette esthétique m'a parue particulièrement violente. Ces architectures nient la singularité, massifient. Elles sont d'autant plus violentes pour des gens issus de cultures non occidentales, dans leur pays, et en France, la modernité importe des valeurs qui ne correspondent à rien. Ces quartiers, comme beaucoup d'autres génèrent des problèmes, le facteur esthétique me paraît y participer, au même titre que le manque de commerce ou le taux de chômage.

Ce constat a déterminé mon choix d'utiliser des motifs décoratifs, pour les raisons déjà évoquées mais aussi pour la capacité qu'ils ont d'être des agents critiques, dans ce contexte esthétique précis, et d'en réduire la violence. Je pense que le travail se joue en grande partie sur ce plan esthétique, ce domaine n'est d'ailleurs jamais soumis au débat démocratique puisque des spécialistes s'en réservent le privilège (d'où la pertinence de l'idée d'Hundertwasser sur le droit de fenêtre).

Il me faut préciser un point qui peut porter à confusion, les motifs décoratifs, peuvent provenir de cultures anciennes, voir sont liés à la tradition (bien sur, il existe des motifs modernes et contemporains). Mon idée n'est pas de jouer la tradition contre le modernisme, ni de représenter des gens a travers des éléments traditionnels qui peuvent représenter des carcans. Là je compte sur la nature technologique de l'antenne et aussi sur le traitement du motif à l'adhésif, technique éminemment contemporaine, industrielle. Le rendu final est un objet qui reste dans le champ de la modernité, mais nourri d'éléments traditionnels (peut-être un objet post-moderne). L'ambition de mon travail serait plutôt de proposer une modernité alternative, qu'un retour aux traditions.

Quant au post-modernisme, c'est un courant duquel je me sens proche (je n'ai pas mes textes de références sous la main, malheureusement). Il me semble que si le post-modernisme est déjà ancien dans l'histoire récente des idées, il ne correspond à rien dans notre société, c'est à dire que nous fonctionnons toujours selon des critères modernes, modernistes, voir hyper modernes (la notion de progrès reste omniprésente et le crack financier de la net économie, c'est notre Titanic). Le post-modernisme propose une posture critique qui me semble toujours être d'actualité, y compris sur un plan purement artistique.

Le projet est réalisé pour un quartier. C'est une échelle difficile pour un artiste. J'ai plutôt l'intention de disséminer mes interventions. Le fait qu'un passant ne puisse en avoir une vision intégrale constitue d'une certaine manière, une façon de s'adresser aux habitants, de leur dédier le travail. La vision globale du travail s'acquière par fréquentation du quartier, au fil des jours et constitue une vision privilégiée.

Disséminer le travail, en ponctuer le quartier, c'est l'intégrer à ce quartier, l'infuser. A l'inverse d'une grosse sculpture de rond-point ou une fresque, qui s'impose de façon permanente et quotidienne, mon intervention tache de faire preuve d'un certain respect, de politesse. Je ne travail pas chez moi, je suis invité, et je n'ai aucune légitimité à m'imposer ou a imposer un art que certains n'aimeront pas.

Pour revenir au cas du passant occasionnel, je crois que de voir une ou deux paraboles décorées ne lui donnera pas la vision de l'œuvre, dans la globalité de ses enjeux, l'intervention revêt alors un caractère énigmatique, propre à activer le travail du regard et de la réflexion. Enfin, je pense que la nature du travail, son usage des motifs décoratifs relevant du domaine des cultures populaires, son intégration au contexte ou encore l'indétermination son auteur (l'habitant ou un tiers), sont autant de facteurs qui brouillent les pistes de lectures, les lectures prédéterminées et leur cortège de poncifs sur l'art contemporain. Autant de facteurs qui font que ce travail sera vu pour ce qu'il est.