Histoire d'Eau

 

Trois camions hydrocureurs du service assainissement de la communauté d'agglomération de Pau personnalisés.
Novembre 2009

Le projet Histoire d'Eau est un processus qui produit une forme. La forme, on la voit, en vrai, à Pau, sur les hydrocureurs, ou en photos. Le processus et le sens qu'il véhicule ne sont connus que de ses acteurs directs, les agents du service assainissement, qui a ce titre en sont le public privilégié ; pour les autres ce sens ne se perçoit pas, par contre, il se raconte, c'est l'objet du texte qui suit.

J'ai envoyé un dossier, et j'ai été retenu pour faire de l'art public dans la communauté d'agglomération paloise. Après dix jours de repérages aucun site précis ne m'avait attiré, ce qui est resté c'est la visite au centre technique municipal, les ateliers, les stocks, le parking des véhicules de l'agglo: les bennes à ordures, les laveuses, tous les utilitaires... Alors je suis partis là-dessus, les véhicules de l'agglo. Ce sont des véhicules publics, le bien commun, à ce titre ils sont un support d'art public légitime, leur aspect concerne la communauté des habitants et comme ils se déplacent chacun les verra, un jour ou l'autre, dans son quartier. Donc voilà le point de départ : travailler sur les utilitaires de l'agglo, avec cet esprit bénévolent qui est le mien quand je fais de l'art public, améliorer, décorer, créer de la plus-value symbolique, plein de bonnes intentions... Mais en art comme ailleurs, l'enfer est pavé de bonnes intentions.

Les Hydrocureurs
J'ai d'abord pensé aux bennes à ordures ménagères (B.O.M.), mais ça n'a pas marché, pour des raisons internes au service. On m'a proposé d'autres catégories de véhicules et ce sont les hydrocureurs qui ont retenu mon intérêt. Les hydrocureurs, sont des véhicules techniques du service assainissement, ils servent au nettoyage et à l'entretient des égouts : les camions sont munis d'une pompe à vide capable d'aspirer dans leur citerne le contenu d'un égout bouché, ils sont aussi munis de lances à eau haute-pression qui se propulsent dans l'égout puis qu'on treuille « à rebrousse poil » pour nettoyer les parois des canalisations. Moi j'aime leur puissance, leur technicité, leur fonction à la fois utile et ingrate, leurs entrelacs de pompes, de tubes, de vannes... J'y vois des dragons.

La personnalisation automobile
Quant on décide de travailler sur des véhicules, on a à faire à toute une culture : le custom, le tuning, les cabines de routiers... Tout un monde avec ses propres codes esthétiques, ses chef d'œuvres et ses fautes de goûts. Je regarde le tuning de près, comme pratique culturelle, comme esthétique. Je trouve que ça véhicule des valeurs qui me plaisent pour mon projet : la notion de soin apporté au véhicule, la fierté qu'on en a, sa valeur d'emblème et son lien à l'identité via la personnalisation, le statut hybride de cette personnalisation d'un objet privé s'affichant dans l'espace public, le soucis esthétique aussi. Ces valeurs-là sonnent juste par rapport à mon travail, c'est a peu de chose près ce que je voulais faire en travaillant sur les antennes paraboliques à Bourges. Mais à ce stade du projet, ce que je sous-estime, c'est que le tuning est perçu comme un art de mauvais garçon, de Jacky, outrancier, voire kitch. De ce point de départ, il ne restera presque plus rien en fin de projet.

Première réunion au service assainissement.
Une demande officielle du PCI a été acceptée par le chef du service assainissement, M Escande. J'ai rédigé une note d'intention qui décrit mon projet. La réunion à lieu en présence de M Escande, de trois techniciens du service (qui encadrent les agents sur le terrain) de Florence de Mecquenem, chef de projet au PCI et de moi-même.
C'est un moment assez étrange, M Escande commence par dire non au projet, puis après quelques pourparlers, l'accepte à nouveau.
Les techniciens, qui sont plutôt hostiles au projet, décrivent alors les conditions de travail difficiles de leurs agents, l'animosité des automobilistes lorsque le travail nécessite de bloquer la chaussée, le déficit d'image du service, le manque d'information et de reconnaissance des palois. C'est une longue plainte que j'interprète comme un avertissement : l'image du service est sensible, les agents sont en contact quotidien avec le public et il faut que mon travail n'entache pas leur respectabilité, et c'est là que l'esthétique tuning les effraye. Moi qui pensais flamming, fuchsia métallisé, pailleté doré, on me dit sobriété, discrétion, respectabilité – et j'en prends bonne note.
De mon côté, j'explique que le projet ne se fera pas sans leur assentiment, que je veux le mener entièrement en concertation avec eux, et aussi connaître les envies de personnalisation des chauffeurs, je ressens une forte méfiance envers mes intentions, comme si je portais d'office une image d'artistes : fantasque, inconséquent et un peu snob.
Je crois que c'est mon enthousiasme face à leur proposition de suivre les agents au travail, qu'ils m'ont faite avec un soupçon de provocation, qui a commencé à ébrécher cette image.
Cette journée passée a observer le travail des agents et le fonctionnement des machines est très instructive, elle me permet de mieux cerner mon sujet et ses enjeux, mais aussi les dangers de ma propre proposition : c'est bien d'identité, d'honorabilité et de conditions de travail dont il sera question.

Les premiers projets.
En fonction de la réunion et de mes observations sur le terrain, je commence a travailler aux dessins. Je pars d'une base japonisante qui est à la mode dans le tuning actuel et qui connecte avec une certaine idée d'élégance d'avantage que l'exubérance esthétiques de l'univers des camionneurs, du bling-bling west-coast, ou du rat-style qui m'intéressaient au départ. Je compose des propositions à partir des arts décoratifs japonais, estampes et motifs, j'utilise des vagues et des dragons, des images de puissance et de beauté.
Mon projet stipulait explicitement que les chauffeurs devaient être consultés, pour des raisons importantes : la personnalisation se veut d'abord le reflet de leurs intérêts personnels, c'est l'expression du singulier des agents dans le collectif du service, ensuite, comme ce sont eux qui travaillent avec les machines, se sont eux qui auront à assumer publiquement les conséquences de mon travail.
Là où les choses se compliquent, c'est que le travail doit également correspondre à l'identité du service, à celle de l'agglo, et doit aussi être pour moi une œuvre réussie, puisque j'en assume également publiquement la responsabilité.
C'est alors un balais à trois entités qui s'amorce entre les trois chauffeurs, Didier Salseduc, technicien encadrant, et moi-même.

La réunion générale.
La rencontre officielle avec les chauffeurs à lieu de façon informelle, dans les vestiaires. C'est un moment intéressant parce qu'on parle de fond et de formes, sur base de documents graphiques.
L'un des chauffeurs se désengage immédiatement du projet et s'en remet à Didier pour prendre les décisions. Il n'a pas de souhaits particulier, ne s'intéresse pas au projet, n'est pas concerné et quitte la réunion. Pourquoi pas, après tout c'est une position assez logique, le boulot, c'est le boulot, et l'aspect du camion ne le concerne pas personnellement.
On élimine la carpe, un brochet à la limite, mais non, pas de poisson, « on dirait qu'on a ça dans la citerne ». Juste l'eau donc.
A mon grand étonnement, le dragon chinois déplaît à tout le monde, aux techniciens et aux chauffeurs. Personne ne voit le rapport avec la machine, puis ça fait Yakusa, ça fait tuning. On le supprime complètement.
Ce qui fait consensus et qui convient à Didier c'est d'utiliser des images d'eau, puisque c'est à la fois l'outil et l'objet de leur travail. D'ailleur, le projet avec la Grande Vague d'Hokusai fais l'unanimité.

Un personnage de manga
C'est en voyant le projet que Sébastien, le chauffeur de l'Iveco, me demande d'y placer « un personnage de manga, de dos, regardant l'horizon ». La demande provient de souvenirs de ses lectures de jeunesse, des images marquantes, il me dit aussi que sa coupe de cheveux s'inspire des mangas, ce personnage, en quelque sorte, c'est un portrait de lui camouflé.

Allez l'OM !
C'est la demande d'Eric qui est la plus compliquée à gérer. Éric est fan de l'OM depuis que son père l'emmenait au stade voir les match quant il avait quatre ans. Naturellement, Éric me demande un stade vélodrome ou un logo de l'OM pour sa cabine. Naturellement, Didier s'y oppose : que viendrait faire l'OM sur un véhicule du service assainissement de l'agglo de Pau ?
Il a donc fallut négocier, chercher un compromis. La solution que nous avons finalement trouvé fût d'utiliser des parties du logo à des fins décoratives. Incomplet, il n'est pas directement lisible, mais Éric en connaît le sens et la provenance.

Un emblème pour le service
Puisque ce qui était en cause c'était l'image générale du service assainissement j'ai proposé d'en dessiner l'emblème. On évoque en vrac un vilain petit canard (qui semble correspondre assez bien à l'image que les agents ont de leur métier) des rats portant un blason (mais « on en voit assez comme ça quand on bosse ») le canard sur les armes de la ville, puis on évoque les outils spécifiques au métier, crochet, palette et barre à mine, un tampon de 14 et une vague que je propose pour faire le lien avec le camion.

Le rôle de Didier
De nous tous, c'est Didier qui a la position la plus inconfortable, mon travail a pour effet (et non l'intention) de le mettre en porte-à-faux entre sa hiérarchie qui lui a confié le dossier, ses hommes et leurs demandes, et moi-même qui lui met entre les mains un pouvoir encombrant : faire les choix esthétiques. Il est en charge de me dire oui ou non (Hokusai oui, le dragon non), au nom de sa hiérarchie, de limiter ses agents quitte à leur sembler arbitraire ou autoritaire, et juger juste ou beau ce qui concerne l'image du service où il travaille, c'est à dire veiller à la crédibilité de ses agents. Mais il doit également gérer ce que ma proposition a de transgressif : le fait que les chauffeurs puissent exprimer leurs goûts personnels sur des véhicules publics.
Sa tactique, on le comprends aisément, sera de prendre le minimum de risques.

Partage du pouvoir et responsabilité
Si je détaille ici ces discussions, c'est qu'il me semble important de noter qu'entre ce qui me paraissait être une idée juste, et l'avis général des agents du service il y a une différence importante. Si j'avais travaillé sans ce processus de consultation, j'aurais produit un travail qui aurait déplu aux premiers concernés, ce que dans ce contexte, je ne voulais pas faire.
Didier me dit plus tard que sans ce processus de consultation qui impliquait la responsabilité du service, j'aurais été pleinement libre d'imposer mes choix les plus délirants, puisque relevant de ma propre responsabilité. Cette phrase ma laissé songeur un certain temps, il s'y concentre un enjeu majeur de mon travail : liberté de l'artiste ou prise en compte du réel ? La prise en compte du réel implique à mon sens de lâcher le pouvoir.
Il se joue aussi la question de l'autocensure, phénomène que les artistes d'art public connaissent bien : ne pas aller trop loin pour être sûr que « ça passe ». C'est généralement pour s'éviter d'avoir à s'expliquer devant sa hiérarchie que Didier à bloqué ce qui lui semblait pouvoir lui attirer des problèmes ; et peut-être aussi d'éviter à son chef de service d'avoir à s'expliquer devant sa propre hiérarchie – car je n'ai jamais pu démêler dans ce qu'il me disait, ce qui venait de lui ou d'au-dessus de lui.
De manière générale, je trouve que Didier a fait preuve de beaucoup de justesse face à la situation, à mes propres contraintes et mes propositions. Cet art du compromis qu'est Histoire d'Eau, nous l'avons fait à deux.

C'est à la suite de la réunion avec les agents que j'ai décidé d'intituler le projet Histoire d'eau. On venait de tomber d'accord sur les motifs d'eau, mais surtout, je venais d'expérimenter concrètement la dépossession volontaire du pouvoir dans un processus dont le moteur est libidinal.

La suite du travail s'est faites de menu négociations sur des détails formels ou techniques.
Pour conclure et synthétiser les enjeux de ce projet, je dirai qu'il rejoint des thèmes récurrents dans mon travail, l'amélioration d'un bien commun, le soin porté à un objet abîmé ou dénigré, l'idée d'ornement liée à celle d'emblème et donc d'identité, la place du singulier au sein d'un système hiérarchisé, qu'il plaide pour un art qui soit imbriqué dans la vie – a travers une pratique, un geste qui fait sens, une expérimentation concrète de l'exercice de la liberté dans un système contraignant.

Il me reste à remercier

L'ensemble des agents et techniciens du service assainissement, et plus particulièrement Didier sans qui le projet n'aurait pas si bien suivi son cours, et bien sur les chauffeurs Seb, Éric et Lili.

L'équipe du service signalisation pour leur engagement à mes côtés et leur aide précieuse pour la réalisation des adhésifs, et plus particulièrement Arnaud et Betty.

Marion Rivet qui a tenu des cadences infernales lors de la pose des adhésifs.

Jacky Salefranque et les agents de Carrosserie qui m'ont rendu leur atelier disponible.

Lucie Kempf qui a tout simplement rendu le projet possible.

Ainsi que toute l'équipe du PCI, et spécialement Florence de Mecquenem pour son soutien, son énergie et son courage politique.